Naked-Streets

Supprimer la signalisation routière pour mieux circuler ? L’étonnant pari des “naked roads”

Et si la meilleure façon d’apaiser la circulation, d’éviter les accidents et de rendre la ville plus agréable consistait… à enlever les panneaux, les feux et même parfois les trottoirs ?
L’idée paraît folle, presque anarchique. Pourtant, plusieurs villes européennes l’ont mise en œuvre avec sérieux et méthode. On appelle cela les “naked roads”, les routes nues, où la signalisation disparaît pour redonner la priorité à un principe simple : la responsabilité individuelle.

Ce concept fascine, divise, intrigue. Et surtout, il oblige à repenser la manière dont nous circulons, ensemble.

Routes sans panneaux : liberté ou chaos annoncé ?

L’histoire commence dans les années 1990, aux Pays-Bas. Un ingénieur iconoclaste, Hans Monderman, remet en cause la manière dont nos rues sont organisées. Trop de règles, trop de panneaux, trop d’informations. Selon lui, tout cela ne rassure qu’en apparence : la signalisation « endort » le conducteur, qui croit être protégé tant qu’il suit les indications. Il se déresponsabilise, conduit sans vraiment regarder autour de lui.

Monderman propose alors l’exact inverse : organiser la confusion. Enlever les supports visuels, effacer les séparations marquées, supprimer les feux. Remettre tout le monde sur un pied d’égalité — automobilistes, cyclistes, piétons. Le conducteur, livré à un espace qu’il ne peut plus décoder automatiquement, ralentit. Il observe. Il négocie par le regard, par les gestes. Et, surtout, il reprend conscience qu’il n’est pas seul.

C’est la philosophie du shared space, l’espace partagé, qui inspirera plus tard les réflexions du philosophe Gaspard Koenig : « Lancé dans le vide de la liberté, l’être humain se responsabilise. » Une vision qui pose une question vertigineuse : et si la circulation fonctionnait mieux quand elle reposait d’abord sur l’intelligence collective ?

Moins de panneaux, moins d’accidents ? Les chiffres qui surprennent

Aussi radicale soit-elle, cette approche produit des résultats étonnants.
Plusieurs études menées en Europe montrent que les zones sans signalisation connaissent une forte baisse de l’accidentalité. En Italie, dans le village de Sambruson di Dolo, la mise en place d’un espace partagé a abouti à une réduction de 53 % des risques d’accidents. Les chercheurs y ont aussi observé une chute nette de la vitesse : de plus de 40 km/h à 26 km/h en moyenne.

Et ce n’est pas tout. Sans barrières physiques, sans stops, sans feux rouges, les usagers se parlent davantage. Le piéton ne se contente plus d’attendre derrière un bord de trottoir ; il entre dans l’espace. L’automobiliste le voit, ralentit, lui donne la priorité par courtoisie plus que par obligation.

La rue devient un lieu de cohabitation, et non plus de confrontation.

Une circulation plus fluide… parce qu’elle est plus humaine

L’un des arguments les plus frappants en faveur des “naked roads”, c’est la fluidité retrouvée.
Contre toute attente, l’absence de signalisation ne ralentit pas le trafic : elle l’adoucit. Des arrêts moins fréquents (plus de feux, moins d’obligations de céder), une vitesse plus constante et mieux ajustée, un rythme général plus harmonieux.

Ce n’est ni de la magie ni un miracle : c’est le résultat d’un comportement plus attentif et plus anticipatif. Nous conduisons mieux quand nous sommes pleinement présents — ce qui n’est pas toujours le cas lorsqu’un panneau ou un feu nous dicte le comportement à adopter.

Mais les routes nues ne sont pas pour tout le monde

Derrière cette vision séduisante, la réalité pose néanmoins des limites.
Car dans une ville, tout le monde n’a pas la même capacité à négocier l’espace avec ses yeux ou son instinct. Pour les personnes malvoyantes, les personnes âgées, les usagers à mobilité réduite, l’absence de repères tactiles ou visuels peut transformer la rue en territoire hostile. Sans trottoirs, sans lignes blanches, sans signaux, comment savoir où aller ? À quel moment traverser ? Comment anticiper l’arrivée d’un véhicule silencieux ?

Ce risque d’exclusion est réel. Et il pose une question fondamentale : la liberté totale peut-elle être compatible avec la sécurité des plus vulnérables ?

À cela s’ajoutent des zones grises juridiques. Si un accident survient, qui a tort ? Le cycliste ? L’automobiliste ? Le piéton ? Quand aucune règle n’encadre clairement les priorités, la responsabilité devient plus difficile à établir. Certains y voient un frein, d’autres — comme Gaspard Koenig — une opportunité : « En face d’un risque élevé, l’homme se responsabilise. » Mais cela suppose que chacun ait les mêmes capacités d’adaptation.

Le bon modèle existe-t-il ?

Comme souvent en urbanisme, il n’y a pas de solution miracle. Les espaces partagés fonctionnent très bien dans des villages, des centres-villes apaisés, des zones résidentielles, où le trafic est modéré et où la cohabitation se joue à l’échelle humaine. Ils deviennent plus complexes à gérer dans les grandes métropoles, là où les flux sont massifs et les comportements plus variés.

Et surtout : pour qu’une “naked road” fonctionne, il faut que les usagers se sentent prêts à la vivre. Ni infantilisés par une surabondance de règles, ni abandonnés dans un chaos anxiogène. C’est un équilibre délicat, presque culturel.

Moins de panneaux, plus d’humains ?

Les villes qui osent supprimer la signalisation nous rappellent une vérité essentielle : nous ne sommes pas des robots. La rue n’est pas un tableau de bord géant rempli d’instructions. C’est un espace vivant, mouvant, où chacun doit trouver sa place.

Les “routes nues” ne conviennent pas partout. Elles ne remplaceront jamais complètement les règles, nécessaires pour protéger les plus fragiles. Mais elles montrent une piste enthousiasmante : celle d’un espace urbain plus humain, plus attentif, plus responsable.

Moins de panneaux, c’est parfois plus de regard.
Plus de prudence.
Plus de sens.




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