Lella Lombardi : bien plus qu’un demi-point en Formule 1
C’est une question que les fans de sport auto aiment poser pour briller en soirée : quelle est la seule femme à avoir marqué des points en Formule 1 ? La réponse, vous la connaissez peut-être : Lella Lombardi, sixième du Grand Prix d’Espagne 1975, une course arrêtée prématurément, lui permettant de récolter… un demi-point. Ce petit fragment de gloire est resté comme un totem de l’histoire de la discipline. Mais il ne dit presque rien de l’ampleur du parcours, du caractère et du talent de cette femme hors normes. Il est temps de rendre justice à Maria Grazia Lombardi, dite « Lella », pionnière discrète, passionnée et trop longtemps oubliée.
Une carrière bien remplie
Née en 1941 dans le petit village piémontais de Frugarolo, fille d’un boucher, Lella ne suit aucun des chemins balisés vers la compétition automobile. Elle apprend à conduire dans la camionnette familiale, court les routes de la Ligurie pour faire des livraisons et, très vite, se mesure aux garçons du village sur son scooter. Une rebelle sans crispation, qui écoute plus son moteur que les sermons du curé venu lui demander de se « calmer ».
En 1965, elle dispute ses premières courses en Formule Monza. Elle est lancée grâce à un achat à crédit, soutenue par ses proches et par Fiorenza, sa compagne de toujours, restée dans l’ombre mais omniprésente. Lella grimpe les échelons, décroche des victoires en sport-proto, devient championne d’Italie en Formule 850 (1970), s’impose dans le Ford Escort Mexico Challenge (1973), monte sur les podiums européens en F5000, puis participe aux 24 Heures du Mans en 1977 avec Christine Beckers – le duo signe la meilleure performance post-guerre pour un équipage 100% féminin. En 1985, elle décroche le titre en Division 2 du Championnat d’Europe des voitures de tourisme. En tout, elle remporte treize victoires de classe et trois succès au général en championnat du monde des voitures de sport.
Mais tout cela reste dans l’ombre d’un seul résultat en Formule 1.
Un demi-point contre des montagnes
Ce fameux Grand Prix d’Espagne 1975, disputé sur le dangereux circuit urbain de Montjuïc, est écourté après un dramatique accident. Lella termine sixième, au volant d’une March, et entre dans l’histoire. Ce jour-là, elle devient la première – et toujours la seule – femme à marquer des points en championnat du monde de F1. Un fait que deux tiers des pilotes masculins engagés dans l’histoire de la discipline n’ont jamais accompli.
Mais cette statistique cache une réalité bien plus complexe. Lella a peu de moyens, roule dans du matériel de seconde main, et doit composer avec un machisme ambiant qui la relègue à un rôle d’exception tolérée, jamais vraiment promue. Son coéquipier chez March, Hans-Joachim Stuck, confirmera plus tard que Lella recevait les châssis et moteurs les moins performants. Et lorsqu’on découvre que le comportement instable de sa monoplace venait d’un longeron fissuré, il est trop tard : sa saison est ruinée, sa réputation entachée.
Une femme dans un monde d’hommes
Lella ne s’est jamais présentée comme une militante féministe. Elle voulait être reconnue comme pilote, pas comme « femme pilote ». « Sous le casque, il n’y a plus ni homme ni femme », affirmait-elle. Mais la société des années 1970, même en Italie, ne l’entendait pas ainsi. Elle recevait des sourires condescendants, des critiques si elle allait trop vite ou trop lentement. Et surtout, les médias italiens se sont montrés frileux à couvrir sa carrière, comme si une femme rapide dérangeait les habitudes.
C’est en Angleterre que Lella recevra le plus de reconnaissance. Là-bas, on s’intéresse à ses performances, à sa régularité, à son sérieux. Car Lella est une professionnelle. Elle ne dilapide pas l’argent des sponsors, dort dans des hôtels modestes, voyage en classe économique et consacre chaque euro à son sport. Elle dirige aussi, avec Fiorenza, un cabinet d’assurance pour assurer leur indépendance financière. Loin du glamour de la F1, elle vit de manière simple, authentique, presque monacale. Comme l’écrivait John Smailes en 1974 : « Elle est mariée à son sport. »
Une pionnière oubliée
Pourquoi n’y a-t-il pas de biographie de Lella Lombardi en Italie ? Pourquoi son nom est-il si peu évoqué, même dans les chroniques de la F1 moderne qui aime tant s’auto-célébrer ? Sans doute parce que Lella était discrète. Elle fuyait la lumière, protégeait sa vie privée, préservait Fiorenza des indiscrétions. Même les journalistes proches du couple ignoraient le nom de famille de sa compagne. Pourtant, leur relation était une force, un socle. Et leur invisibilisation dit beaucoup de l’époque.
Aujourd’hui, alors que la F1 affiche des ambitions de diversité, il est temps de relire l’histoire de Lella Lombardi. Pas pour la sanctifier, mais pour lui rendre justice. Elle fut une pilote talentueuse, une technicienne précieuse, une bosseuse infatigable et une figure d’intégrité. Elle n’a jamais eu les meilleures voitures, mais elle a gardé la tête haute. Elle n’a pas changé le monde, mais elle a ouvert une brèche. Et c’est peut-être ce qu’on attendait d’elle sans jamais lui dire merci.
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