Les voitures que je n’ai pas conduites (mais qui m’ont construite)
Il y a des voitures qu’on ne conduit jamais. Pas parce qu’elles sont inaccessibles, pas parce qu’on ne sait pas, pas même parce qu’on ne veut pas. Mais parce qu’elles appartiennent à quelqu’un d’autre, à une époque révolue, à une image figée dans le souvenir. Ces voitures-là sont pourtant souvent les plus puissantes. Pas en chevaux. En charge émotionnelle.
Moi, je n’ai jamais conduit la Peugeot 504 de ma grand-mère. Une berline bleu nuit à la sellerie fatiguée, qui sentait le parfum de violette et le plastique des années 70. Mais je me revois à l’arrière, les genoux qui balancent dans le vide, le cuir qui brûle les cuisses l’été, les conversations d’adultes que je ne comprends pas. Cette voiture était un monde. Pas besoin de tenir le volant pour qu’elle m’emmène loin.
Je n’ai jamais conduit non plus la Golf GTI de mon oncle. Rouge comme une cerise confite, ronronnante et nerveuse. À 10 ans, elle me fascinait. Je me disais : « Un jour, moi aussi j’aurai une voiture qui parle aussi fort. » J’ignorais encore qu’on pouvait faire du bruit autrement. Que la puissance peut être douce, contenue, maîtrisée. Je ne savais pas que je préférerais un moteur qui vous glisse dans le silence plutôt qu’un qui hurle sa présence.
Et puis il y a les voitures que je n’ai pas conduites parce qu’elles appartenaient à des fantasmes. La Porsche 928 aperçue une fois sur l’autoroute des vacances, avec ses phares rétractables comme des paupières de lézard. Ou cette Citroën SM croisée dans un magazine, que j’ai découpée pour la coller dans mon cahier de secrets. À douze ans, on ne rêve pas de chiffres de performance. On rêve de silhouettes, d’allure, de mystère. La voiture comme une héroïne de roman graphique.
Ces voitures m’ont construite. Elles ont dessiné une certaine idée du goût. Elles m’ont appris que l’automobile pouvait être autre chose qu’un objet utilitaire. Qu’elle pouvait incarner des valeurs, des tensions, des libertés à conquérir.
C’est peut-être pour cela que je défends si ardemment l’idée d’un rapport personnel et sensible à la voiture. Parce que pour beaucoup d’entre nous, elles sont d’abord des projections. Elles nous accompagnent à des moments-clés : un premier baiser, une dispute, une victoire, un deuil. Même lorsqu’on ne les conduit pas, elles sont là. Présentes. Chargées de sens.
Dans un monde qui tend à uniformiser les expériences de mobilité, il me semble crucial de préserver cette mémoire affective. De raconter les histoires qui ne passent pas par la fiche technique. De dire les voitures qui nous ont faites, même sans clef de contact.
Ce blog est né de cette envie-là : mettre en lumière des récits où l’automobile n’est pas un objet à dompter, mais une complice, un témoin, un personnage secondaire parfois, mais jamais passif.
Alors, non, je n’ai pas conduit la 504. Ni la GTI. Ni la SM. Et c’est très bien comme ça. Parce que dans mes souvenirs, elles roulent encore. Et elles m’ont conduite bien plus loin que prévu.
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